Eekman raconte Eekman (interwiew)
Je suis né sur la place des Barricades, n°4, à Bruxelles, dans la maison et dans la chambre où Victor Hugo a écrit une partie de ses "Misérables". Moi, Je suis un de ses produits : "un petit misérable". Je ne sais si cela a quelque chose à voir avec la peinture ou non mais en tout cas c'est un début assez amusant à constater.
Ensuite, j'ai fait les études normales d'architecte et tout est parti de là, de cette fameuse place des Barricades.
Autoportrait ou le poisson à 4 ailes, 1951, dessin au crayon, 45 x 32 cm
Dans la maison de Van Gogh.
La guerre étant venue, j'ai dû fuir la Belgique, je suis arrivé en Hollande. Et, j'ai trouvé là, mon petit coin de Nuenen, encore un petit coin historique. J'ai été reçu là par un ami qui était déjà un ami avant , le pasteur de Ligt qui était dans le presbytère de Van Gogh. Il dit : "Nic, tu es peintre, tu dois venir dans le coin de Van Gogh, viens vivre chez moi dans le presbytère". J'ai vécu pendant quatre ans dans la maison de Van Gogh, dans la chambre de Van Gogh, et j'ai vécu avec ses modèles, avec les gens qu'il a connus.
J'ai des histoires qui sont absolument inédites de ces modèles, de ces tisserands que je fréquentais, que je dessinais, avec lesquels je travaillais, qui venaient me raconter des histoires abracadabrantes sur lui. J'ai donc eu là un coup de fouet formidable et, naturellement, mon respect pour Van Gogh n'a fait que grandir. Personne ne le connaissait encore.
J'ai vu chez des paysans, des tableaux de Van Gogh sur des panneaux de lit, sur leur lit. Ça a été vendu à des millions, mais j'ai vu, j'ai connu tout ça…
J'ai vécu la vie avec des hommes simples, chez les paysans du Brabant, avec l'ancienne amie de Van Gogh. J'ai vécu avec elle -enfin, façon de parler-, j'ai parlé avec elle, j'ai été chez elle, j'ai bu son café, à la table où il a fait les "Buveurs de café"; à cette même table, j'ai vu ces types-là. Je les connais. Tout ça, c'est, devenu pour moi, une pâte maniable, une pâte formidable que je pouvais éplucher, manger, dont je pouvais me nourrir. C'était magnifique.
Autoportrait ou l’architecte, 1931, dessin au crayon, 75 x 54 cm
Eekman , le "flandrien"
Mon père était Hollandais, de Flessingue et ma mère de Gouda. Donc, ce sont deux Hollandais qui sont venus à Bruxelles. Moi, je suis né dans cette famille hollandaise et comme mon père est de Flessingue, j'estime que c'est quasiment flamand. A la frontière. Le même ciel, la même eau, le même delta, les mêmes herbages... J'ai donc probablement un fond flamand comme Monsieur Sadi de Gorter, le conseiller culturel des Pays-Bas à Paris a dit dans un de ses petits écrits : "Monsieur Eekman est un Flandrien".
Comme ça, il exprime le côté Flandre, tout en n'étant pas le Flamand, Flamand… vous comprenez ? Car la Flandre va très loin en France. Disons même qu'elle rejoint Paris. De La Tour, Watteau, c'étaient des Flamands. Vlaminck, bien sûr, aussi. C'est pourquoi Je suis un peu un élément hétéroclite dans tout ça, parce qu'il y a des influences d'un peu partout.
L'homme des Œufs
S'il y a un œuf Paris-Amsterdam-Bâle-Londres, cela fait un mouvement circulaire, un œuf, l'œuf européen, j'appelle ça. Et c'est là-dedans que nous voyons tous ces grands artistes. C'est très curieux ce mouvement-là. Alors, je dis, je suis l'homme des œufs, ou, si vous voulez, l'homme dans l'œuf!. Et c'est peut-être pour ça que chez moi, regardez c'est très curieux, la forme ovale vient très, très fréquemment : la pomme ronde ou ovale, parce que, même quand elle est ronde comme là, elle devient ovale parce que je la mets en perspective.
Voyez, c'est très curieux. Le cercle et l'ove sont pour moi des éléments peut-être ésotériques, peut-être même philosophiques aussi.
N. Eekman dans son atelier en 1943
L'ami de Mondrian
Lorsque j'étais à Paris les premières années, j'étais en contact avec Mondrian. C'était un grand ami, un très, très grand ami et qui n'avait presque pas d'amis.
Pour un architecte, c'était bien de voir Mondrian. Ah oui, c'était très intéressant. Là, il y a eu quelques influences que je pouvais tolérer dans ce sens que j'avais fait de l'architecture. Ce n'était pas du tout une chose "bizarroïde" finalement. Ce n'était pas à côté de ma question, c'était de mon propos, parce que la ligne, je la cherchais déjà.
Chez Mondrian,je voyais l'absolutisme de cette ligne que j'ai contrecarrée tant que je pouvais parce que l'absolu ne peut pas exister dans notre monde, nous sommes toujours dans le précaire, il n'y a pas à dire. De sorte que j'ai accepté Mondrian. Nous avons eu de longues études là-dessus. A moi, il a toujours dit : "Je ne suis pas peintre, je suis théosophe", parce que toute sa peinture se réduit à des écrits. II a fait des écrits gros comme ça et personne n'a jamais voulu les éditer parce qu'on s'est dit : ce n'est pas de la peinture, et alors nous perdrons notre petit bonhomme. Alors, on se tait. Mais moi je sais que Mondrian ne voulait pas, n'était pas peintre, il était théosophe; il usait de la ligne et de la couleur pour exprimer ses idées théosophiques.
Peindre l'humain : une éthique et une esthétique
Je travaille presque toujours dans une sorte d'obligation morale très grande, parce que je sens que je dois le faire.Il y a des choses, je ne peux pas ne pas les faire. Je suis devant une toile, je commence à gratter quelque chose, quelques lignes confuses parce que je commence par l'abstrait. J'attends les rayonnements qui viennent du cosmos et alors, moi, je fais de l'humain.
Et je ne dois pas me lancer dans la Lune avec des cosmos avec tous ces éléments cosmiques qui me désintègrent. Je dois revenir sur cette terre et c'est à ça que je m'évertue. Non, non. Réussi ou pas réussi, je n'ai pas de compte à rendre et je n'ai même pas à vous demander: "Est-ce que c'est bien ou pas bien?" Ça ne vous regarde même pas. Je veux dire par là que je suis obligé de le faire et c'est à accepter ou à renier, ça m'est égal. Mais ce que je fais, je le fais en conscience, mais de telle façon que je ne peux pas le renier.
Extraits de l’interview pour le journal "CANDIDE" - Belgique-1965